Clifford Geertz a résumé l’idée à la base de l’anthropologie interprétative dans une formule devenue célèbre : « Convaincu, comme Max Weber, que l'homme est un animal suspendu dans des réseaux de significations qu'il a lui-même tissés, je considère la culture comme étant ces réseaux; dès lors l'étude de la culture ne peut être menée par une science expérimentale à la recherche de lois, mais par une science interprétative à la recherche de significations » (1973 : 5; traduction personnelle). Comme nombre d’énoncés théoriques qui ont marqué la pensée anthropologique, la formule est imagée, suggestive et séduisante. Elle est cependant loin d’être claire et évidente. Ce que sont les significations et l’interprétation demande des éclaircissements et soulève de nombreuses questions. L’anthropologie interprétative part du principe que les faits étudiés ne peuvent être détachés de ce que les acteurs en pensent, de la signification qu’ils leur donnent. Mais les significations des conduites et des discours que l’anthropologie cherche à comprendre ne sont pas les motivations subjectives et personnelles des acteurs : ce sont les connaissances, les représentations, les règles et les attentes que la culture met à la disposition des individus pour leur permettre de donner sens à leurs actions, pour décrire et expliquer le monde (dimension sémantique) mais aussi pour agir, produire quelque chose, résoudre un problème (dimension pragmatique). Ces significations n’appartiennent pas en propre aux individus, même si elles sont largement intégrées et incorporées par ces derniers. Ce sont les références communes ou les présupposés fondamentaux d’un groupe sur le monde, la société, les personnes et la place qu’elles occupent, ce qu’il convient de faire dans une situation, etc., qui sont transmises par les institutions et dans les pratiques, et qui agissent comme médiateurs symboliques dans la communication, les échanges et les interactions. Interpréter une conduite ou un discours consiste à rendre clair ce qu’il sous-entend ou présuppose (Taylor 1985a), à rendre explicite les significations (connaissances, représentations, règles et attentes) implicites dans la conduites et le discours, que l’acteur prend pour acquis, mais que l’interprète a besoin d’apprendre pour comprendre ce qui se passe ou se dit. Interpréter, c’est dégager cet arrière-plan – les réseaux dont parle Geertz – en le traduisant dans une autre langue ou dans un autre langage (ceux de l’anthropologue). Pour reprendre les mots de Clastres, il s’agit de « déplier » le geste, le texte ou la parole, de le laisser parler « en libérant par l’analyse le riche faisceau de significations » (1972 : 41). C’est le premier cercle herméneutique : la partie (une conduite, une parole) s’éclaire par le tout (les significations partagées dans un groupe), et réciproquement. Cette posture soulève toute une série de questions et de difficultés. La première question tient au fait que l’acteur est lui-même un interprète. La conduite ou le discours que l’anthropologue doit interpréter est déjà une interprétation, un effort des individus et des collectivités pour comprendre une situation et y répondre, au moyen des significations mises à leur disposition par la culture ou la tradition. C’est déjà une forme de « commentaire » sur le monde, une manière d’en rendre compte et d’y réagir. La signification que lui donne l’anthropologue est une interprétation de second degré. Elle vise à élargir la signification, à rendre explicite un arrière-plan plus vaste, dont les acteurs n’ont pas conscience ou que masquent leurs idéologies (ex : des inégalités entre les sexes tenues pour naturelles et renforcées par des pratiques). Se pose alors la question de la possibilité d’atteindre les significations sous-jacentes à une pratique ou à un discours, étranges et obscures au premier abord, et possiblement mieux que les acteurs eux-mêmes. Pour l’anthropologie interprétative, la réponse réside dans le second cercle herméneutique, mis en lumière par Gadamer (1996) dans le prolongement des travaux de Heidegger, et qui relie cette fois l’interprète à son objet. L’interprète part de ses préjugés et de ses préconceptions (son sens commun), qu’il projette sur son objet pour s’en approcher, en anticiper le sens, y reconnaître quelque chose, pour ensuite les rectifier et s’ouvrir à l’objet. Il ne peut faire entièrement abstraction de lui-même ou s’affranchir de sa situation et de sa culture, mais il peut élargir sa vision et faire un retour critique sur son point de vue. La compréhension se fait par différenciation et contraste entre soi et l’autre, ses propres présupposées et les siens (Taylor 1985b), avec le risque, de faire violence à l’autre, de le ramener à soi, en projetant sur lui ses propres significations, ou à l’inverse, en exacerbant la différence et en le maintenant entièrement dans l’altérité. La seconde question est celle de l’unité de la culture. La compréhension présuppose dans un groupe ou une collectivité l’existence de significations partagées, qui permettent aux individus de s’entendre et de s’accorder, et que l’interprète peut saisir (Céfaï, 2008). Pour faire sens, la conduite ou le discours doit se rapporter à un horizon de sens commun, ne fut-ce que pour s’en démarquer. Mais cette unité n’est pas absolue, aucune collectivité n’est monolithique et ne parle d’une seule voix. Le sens commun n’est jamais bien délimité, univoque, net et immuable; il est traversé de contradictions et en constante création. L’idée d’un ordre n’exclut pas le désordre et la confusion. L’interprétation doit pouvoir rendre compte des incompréhensions, des conflits et des transformations. Elle doit être attentive à la pluralité des langages, des références et des significations au sein d’une collectivité, que les migrations et l’histoire ne manquent pas d’engendrer (Descombes 1998). Le problème se pose avec plus d’acuité dans les sociétés et cités cosmopolites contemporaines. La question n’est pas uniquement méthodologique, elle est également politique, car elle engage l’interprète dans les débats sur le pluralisme et multiculturalisme, l’identité culturelle et la tradition, l’immigration et le monde commun. La troisième question est celle de la validité des interprétations. Elle est étroitement liée à la précédente. Chez les tenants d’une approche interprétative ou herméneutique, on s’accorde généralement pour dire qu’une interprétation ne peut être démontrée ou falsifiée. Bien qu’elle puisse être plus ou moins bien argumentée et appuyée par des faits, une interprétation ne peut être rejetée qu’en en proposant une meilleure, qui rend mieux compte de la réalité ou d’un plus grand nombre d’aspects. Une conduite ou un discours est toujours passible de multiples interprétations en raison de la richesse des signes au moyen desquels il s’exprime, lesquels appellent toujours un commentaire ou une clarification, qui suscite de nouveaux signes à déchiffrer. Non seulement une interprétation est toujours incomplète et provisoire, mais toujours contestable et contestée (Rabinow et Sullivan 1979; Bibeau et Corin 1995). Il n’y a pas d’interprétation sans conflit d’interprétations. C’est ce que nous pourrions appeler le troisième cercle herméneutique, celui des échanges et de la confrontation entre les divers interprètes et interprétations, qui se répondent et développent leur point de vue en se démarquant des autres. À ce cercle participent les anthropologues, mais également des interprètes d’autres disciplines et de plus en plus les acteurs et les groupes « objet » du débat, entre lesquels les références et les intérêts divergent, mais diffèrent également les moyens et l’autorité pour faire valoir et imposer leur interprétation. Toute nouvelle interprétation d’un objet est inséparable de l’histoire des interprétations qui en ont été faites, parfois nombreuses, et qui transforment l’objet lui-même (Ricoeur, 1986). La quatrième question touche à la nature même de la compréhension. La réflexion sur l’interprétation s’est longuement interrogée sur le caractère ontologique de la compréhension, pour en faire un trait distinctif de la condition humaine (Grondin 1993). La vie humaine a une structure herméneutique, soutient Gadamer (1996), elle ne cesse de s’interpréter. Loin d’être une activité séparée ou un problème méthodologique, la compréhension est la manière pour les êtres humains d’interroger ce qui leur arrive et d’en faire l’expérience. Une telle proposition soulève toute une série de problèmes. D’abord celle de la diversité historique et culturelle des modes de compréhension, tant sur le plan des schèmes intellectuels d’interprétation que des institutions qui en régulent l’activité. Ensuite, la compréhension de l’autre conduit à une transformation de la compréhension de soi; elle oblige l’interprète – tout comme ses informateurs ou interlocuteurs – à se décrire et se penser autrement (Rabinow 1977). Conduit-elle obligatoirement à une remise en question, à une critique de ses propres savoirs, présupposés et épistémologies (Lock et Scheper-Hughes 1990)? Sinon à quelles conditions peut-elle y parvenir? Enfin, si la compréhension est une expérience humaine fondamentale, elle bute toujours sur l’incompréhension, les silences et les secrets des personnes et des groupes étudiés, plus fondamentalement encore sur une distance irréductible, comme celle à laquelle bute l’étude de la souffrance ou de la folie. Cette distance ou altérité est au cœur de la réflexion anthropologique.